L’exception AbbVie?
Le mois dernier, une sénatrice américaine a étrillé le PDG de la compagnie AbbVie pour ses pratiques scandaleuses en matière de prix des médicaments.
A l’aide d’un tableau, elle a figuré le rapport entre les revenus générés par un traitement anticancéreux et les coûts de Recherche et Développement (R&D).
Nous y avons consacré un article et laissé en suspend la question de savoir si AbbVie était seulement le vilain petit canard, ou bien si ces pratiques étaient répandues au sein de l’industrie pharmaceutique.
Article adapté d’un thread Twitter – en savoir plus
Anti-pharma?
Est-on anti-Pharma parce qu’on affirme que les grandes multinationales pharmaceutiques se comportent comme des prédateurs? Que le réseau de conflits d’intérêts qu’elles ont bâti a pour finalité de leur permettre d’accaparer de plus en plus de richesses en échange de… pas grand chose?
C’est un vieux débat, un vieux débat qui tourne en rond, sans doute parce que la question est mal posée dès le départ. Ceux qui pensent que dénoncer les abus des pharmas c’est être anti-pharma et se priver de progrès majeurs argumentent souvent ainsi :
“Sans les pharmas, pas de médicaments contre le SIDA, pas de vaccins, pas de traitement contre les leucémies…” D’une part : qui peut affirmer cela? Cela devient de plus en plus contestable dès lors qu’une part croissante des nouveaux médicaments et traitements provient de la recherche publique.
L’article ci-dessus montre la dépendance croissante des pharmas vis à vis des financements publics pour la R&D. Ceux qui disent que les pharmas dépensent énormément en R&D et qui parlent des échecs partent du principe que les pharmas financent toute la recherche et qu’ils assument le coût des échecs. En réalité les phases précoces de la recherche, celles qui exposent le plus aux échecs sont prises en charge, de plus en plus souvent, par la recherche publique. C’est justement ce que montre cet article et il conclue sur le fait que les pharmas ne peuvent se passer de financements publics. Cela veut dire qu’on pourrait très bien se passer des pharmas en réalité.
Par ailleurs, on ne le sait pas forcément, mais les financeurs publics ont participé et participent au financement de la recherche sur les médicaments contre le SIDA.
D’autre part, le monde n’est pas régi selon la loi du tout ou rien. Si les Big Pharmas ont mis sur le marché quelques médicaments très utiles, est-ce pour autant que notre système de régulation doit les autoriser à inonder le marché de médicaments inutiles, dangereux et chers?
Des médicaments payés par la communauté au détriment d’autres investissements plus utiles? Est-ce que parce que quelqu’un a eu un comportement héroïque une fois, on doit lui accorder un permis de tuer jusqu’à la fin de ses jours?
Une étude sur les anticancéreux
Voici, en tous cas, un excellent article issu de la recherche de trois dangereux subversifs qui sont aussi des fonctionnaires à l’Organisation mondiale de la santé. Et qui remet sérieusement en cause le postulat selon lequel le prix des anticancéreux serait dicté par le coût de la R&D.
Qu’ont fait ces trois chercheurs? Ils se sont intéressés aux 156 anticancéreux mis sur le marché par la FDA entre 1989 et 2017 et ils ont calculé le montant cumulé des revenus générés par les ventes pour ces médicaments (sans prendre en compte les royalties).
Ils ont estimé le coût moyen de la R&D selon les hypothèses de l’industrie pharmaceutique, en y intégrant le coût du capital et le coût des échecs de développement, mais sans y intégrer les réductions d’impôts, pour aboutir à un coût moyen de 794 millions de $ (de 219 à 2827 millions de $).
Pour être au plus près de la réalité, ils n’ont intégré que les médicaments pour lesquels ils disposaient d’informations sur les revenus générés par les ventes pour au moins la moitié des années écoulées depuis la commercialisation, soit 99 parmi 156 médicaments.
Leur conclusion est que la médiane (ce qui veut dire que 50% étaient au-dessus) des revenus générés pour l’ensemble de ces 99 médicaments anticancéreux est de 14,50$ pour un dollar investi en R&D. Si on fait le calcul cela correspond à une médiane, pour le revenu global généré, de 11,5 milliards de dollars . La durée médiane pendant laquelle les anticancéreux étaient maintenus sur le marché était de 10 ans (de 1 à 28 ans).
49 médicaments (sur 99) ont généré des revenus supérieurs à 5 milliards de dollars, 5 avaient généré des revenus supérieurs à 50 milliards de dollars.
La durée médiane pour que le produit des ventes dépasse le coût estimé de R&D ajusté pour les intérêts du capital était de 3 ans (de 2 à 5 ans).
33 médicaments, soit le tiers des médicaments étudiés, étaient des blockbusters générant plus d’un milliard de dollars par an de revenus.
Cette analyse résistait à tous les tests de sensibilité, à savoir que même si on modifiait des variables dans un sens défavorable aux pharmas, celles-ci restaient toujours très largement bénéficiaires.
Par exemple, si on intégrait les 57 médicaments exclus de l’analyse pour manque d’information et qu’on leur attribuait un revenu de zéro (rien), la médiane restait encore élevée : 8,80$ de revenus pour 1$ investi en R&D.
TOP 5 des anticancéreux
Une parenthèse pour parler des TOP 5 anticancéreux ayant généré plus de 50 milliards de dollars de revenus cumulés :
Il s’agit de : Rituximab (Mabthera, contre la leucémie, 93.7 milliards $), Trastuzumab (Herceptin contre le cancer du sein, 88,2 milliards $), Bevacizumab (83,4 milliards $), Pegfilgrastim (64 milliards $) et Imatinib (Glivec contre la leucémie, 63,8 milliards $). Tous ces médicaments ont été mis sur le marché entre 1997 et 2004.
Les cas Avastin et Neulasta
À côté de médicaments ayant fait la preuve de leur efficacité on trouve le Bavaciszumab (Avastin). L’Avastin, dont Tito Fojo, cancérologue éminent et reconnu, nous disait ceci : ” Il n’est efficace dans aucune indication mais personne ne pense à remettre en question son utilisation “.
Et un médicament peu connu, le Pegfilgrastim ou Neulasta, médicament favorisant la production de polynucléaires neutrophiles (globules blancs) utilisé en prévention pendant certaines chimios, au coût de près de 1000 euros la dose, produit par Amgen, biotech américaine.
Médicament tombé dans le domaine public et qui a un équivalent générique mais qui continue néanmoins à produire des revenus substantiels pour Amgen.
Les raisons de la dérive
Cette estimation sous-estime en réalité les revenus générés, en raison des hypothèses très favorables aux Pharmas retenues au départ, mais aussi parce que le phénomène de hausse des prix va en s’accélérant et que beaucoup de molécules n’ont pas exprimé leur plein potentiel pour générer des revenus.
Les anticancéreux ont représenté 11,7% du revenu mondial de l’industrie pharmaceutique en 2017 et personne ne semble vouloir arrêter ce phénomène qui s’auto-aggrave et s’auto-alimente.
Les auteurs cherchent des explications et l’une d’elles semble être les barrières mises par les pharmas à l’accès au marché des biosimilaires qui est encore renforcée par les PRATIQUES DES CLINICIENS (cf arrangements entre pharmacies hospitalières et Big Pharma).
Et aussi toutes les pratiques visant à réduire les risques financiers et à renforcer la domination du marché (multiplication de copies de traitements (“me-too”), recherche d’extensions pour des indications marginales, multiplication des brevets visant à éviter que le médicament tombe dans le domaine public…), mais aussi la mansuétude des agences de régulation. Ainsi, en trois ans, entre 2014 et 2017, la proportion de médicaments bénéficiant d’une procédure accélérée a augmenté . Si entre 2000 et 2010 c’étaient 44% des médicaments, en 2017 ce sont 61%.
Des critères de substitution trompeurs
Les critères subsidiaires ou de substitution sont des critères non pertinents pour le patient qui se substituent au principal critère primaire, à savoir la survie globale après traitement, car ils sont bien plus faciles à atteindre et sont censés être prédictifs de la survie.
Il existe de plus en plus de critères de substitutions en cancérologie et ceux-ci sont de plus en plus souvent utilisés pour évaluer l’intérêt des médicaments et pour permettre aux agences de régulation comme la FDA ou l’Agence européenne du médicament d’autoriser leur mise sur le marché. Ces critères sont, par exemple, la survie sans progression, la maladie sans progression, le taux de réponse objective…
Ils se substituent donc au critère les plus reconnu qu’est la survie globale, qui est un critère clair et incontestable, du plus grand intérêt pour les patients. Ces critères de substitution ont pour inconvénient d’être variables d’une étude à l’autre, subjectifs, sensibles à la levée de l’aveugle, aux biais et examinateurs- dépendants. Ils sont également sans intérêt du point de vue des patients, et surtout, contrairement à ce que prétendent les pharmas et affidés, ils ne sont pas prédictifs de la survie des patients.
Avec la banalisation de l’utilisation de ces critères de substitution, seulement le tiers des médicaments anticancéreux ont démontré un bénéfice sur la survie dans des essais cliniques confiés aux Pharmas. Tandis que, dans le même temps, la toxicité des nouveaux traitements s’est accrue.
Des essais cliniques marketés
Les essais cliniques pour des médicaments anticancéreux, passage obligé pour accéder au marché, se multiplient et pas pour de bonnes raisons. 4006 essais cliniques en 2017 pour des anticancéreux, soit plus de la moitié des essais en cours. Cela implique que des patients soient exposés. Et si les essais n’ont pour finalité que de permettre à des molécules sans valeurs pour les patients d’accéder au marché, ces patients seront exposés inutilement.
On sait que les essais cliniques sont aussi pour les pharmas un outil marketing et relationnel, qui leur permet d’entretenir des bonnes relations avec les KOL1Key opinions leaders ou leaders d’opinions qui, tout en ayant des relations très étroites et rémunérées avec les firmes pharmaceutiques, sont considérés comme des experts indépendants et auxquels la majorité des médecins se réfèrent pour savoir quoi penser sur des sujets médicaux qu’ils ne maîtrisent pas., à qui ils peuvent promettre, entre autres bienfaits, l’amélioration de leurs scores de publication.
Mais le divorce paraît tout à fait consommé, entre les intérêts des Big Pharmas et les intérêts des patients, des contribuables, des citoyens.
La fameuse question posée par Light en 2012 se pose avec encore plus d’acuité “What do we get for all that money?”
Pour en savoir plus
- A propos du Livre blanc des Médicaments :
Le document, en français ou en anglais, est téléchargeable ici.
- D’autres articles en relation sur le site, sous le mot-clef oncologie.
Twitter est un réseau social qui permet à l’utilisateur d’envoyer des messages courts (tweets) n’excédant pas 280 caractères (ce qui explique l’emploi fréquent d’abréviations). Un thread Twitter est une série de tweets qui se succèdent, émis par un même auteur pour former un contenu plus long. L’auteur peut d’ailleurs numéroter chaque tweet pour les ordonner. Cet article est une reprise sous format blog d’un thread Twitter dont voici l’origine :
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