Tout le monde en parle, la plupart des médecins la critiquent, peu la défendent et peu, parmi les pour et les contre, en connaissent la définition originelle, les raisons de sa théorisation et les adaptations ultérieures faites par ses créateurs ou par d’autres qui ont suivi le mouvement, l’ont adopté, l’ont déformé, l’ont appliqué, l’ont amélioré, l’ont rendu pratique, et cetera.
Il faut donc s’interroger sur ce qu’était l’EBM à l’origine et selon ses promoteurs puis comment elle a été interprétée par ses partisans comme par ses détracteurs.
Et d’abord, le problème de sa traduction en français qui résume le fait que l’EBM est une auberge espagnole ou un concept creux ou trop plein. C’est selon.
Traductions d’evidence-based medicine (selon Wikipedia) :
Médecine fondée sur des données probantes ;
Médecine fondée sur le niveau de preuve ;
Médecine fondée sur des données admises ;
Médecine fondée sur des éléments probants ;
Médecine fondée sur des faits ;
Médecine fondée sur les faits ;
Médecine fondée sur des faits prouvés ;
Médecine fondée sur des preuves ;
Médecine fondée sur la preuve ;
Médecine fondée sur le niveau de preuve ;
Médecine fondée sur l’expérience clinique.
Voici une définition simplifiée de l’EBM datant de 1996 :
“The conscientious, explicit and judicious use of current best evidence in making decisions about the care of individual patients.”
En français (ma traduction) : L’utilisation consciencieuse, explicite et judicieuse, des meilleures preuves disponibles pour prendre une décision concernant le soin individualisé des patients.
« The aim of EBM is to integrate the experience of the clinician, the values of the patient, and the best available scientific information to guide decision-making about clinical management.”
Le but de l’EBM est d’intégrer l’expérience du clinicien, les valeurs du patient et les meilleures informations scientifiques disponibles pour guider la prise de décision concernant la stratégie clinique.
Sackett DL, Rosenberg WM, Gray JA, Haynes RB, Richardson WS (1996). “Evidence based medicine: what it is and what it isn’t”. BMJ. 312 (7023): 71–72. doi:10.1136/bmj.312.7023.71.
« The term was originally used to describe an approach to teaching the practice of medicine and improving decisions by individual physicians about individual patients.”
Le terme a été utilisé originellement pour décrire une approche d’enseignement de la pratique de la médecine et une façon d’améliorer les décisions prises par des médecins en tant qu’individus pour des patients uniques.
Evidence-Based Medicine Working Group (November 1992). “Evidence-based medicine. A new approach to teaching the practice of medicine”. JAMA. 268 (17): 2420–25. CiteSeerX 10.1.1.684.3783. doi:10.1001/JAMA.1992.03490170092032.
Précisons que ces définitions sont le fruit de pratiques initiées dix ans plus tôt.
Selon ses promoteurs (1996) et en reprenant Wikipedia en français1https://fr.wikipedia.org/wiki/Médecine_fondée_sur_les_faits#cite_note-8 l’EBM conjugue (c’est moi qui souligne) :
L’expertise du clinicien, « Par expertise clinique individuelle, nous entendons la compétence et le jugement que chaque clinicien acquiert par l’expérience et la pratique cliniques. L’expertise se manifeste de plusieurs manières, mais surtout par des diagnostics efficaces »
Le patient, « ainsi que la prise en compte — avec compassion — des droits, des préférences et du vécu du patient dans les décisions concernant son traitement. »
Et les meilleures données cliniques externes. « Par meilleures données cliniques externes, nous entendons les recherches pertinentes sur un plan clinique, souvent issues de la recherche clinique fondamentale, mais surtout des recherches cliniques sur les tests diagnostiques centrés sur le patient (y compris les examens cliniques) les plus exacts et précis, sur la puissance des marqueurs pronostiques, et enfin sur l’efficacité et l’innocuité des schémas thérapeutiques, de réadaptation et de prévention »
Avec le fameux schéma
Il est évident que ce schéma décisionnel dépend de tellement de facteurs qu’il peut donner le tournis.
Voici un point de vue de médecin généraliste.
La démarche EBM est un questionnement. Un patient consulte et expose des symptômes qui peuvent constituer une situation clinique simple ou complexe pour laquelle il demande une aide ou un avis.
La réponse au questionnement, c’est à dire la décision qui sera prise, sera située en théorie dans la zone d’intersection des trois points de vue de l’EBM que sont l’expérience externe (les données publiées – ou non – de la littérature scientifique si elles existent pondérées de leur niveau de preuves), l’expérience interne (l’expertise clinique individuelle – et collective – fondée sur la compétence et le jugement acquis grâce à la pratique et dont font certes partie l’écoute et la compassion mais aussi et surtout l’expérience interne de l’expérience externe) et l’expérience du patient (c’est à dire ce qu’il ressent, ce qu’il vit, ses conditions de vie en général et, avant tout, ses valeurs et préférences).
On comprend ainsi que le questionnement EBM est le contraire d’une procédure normalisée puisqu’il prend en compte des facteurs très différents émanant de points de vue divers et pertinents : il n’est pas possible et il est difficilement crédible de penser qu’à la sortie de l’entonnoir de la ou des consultations la réponse apportée soit univoque. C’est à la fois l’avantage (la personnalisation des réponses) et l’inconvénient (la subjectivité des interprétations) du ou des résultats de ce questionnement. C’est aussi une réponse adaptée à l’algorithmisation de la décision médicale qui permet, outre les contrôles par les autorités de tutelle publiques ou privées, la délégation des tâches vers des non médecins qui sont les moins à même, non par nature mais par formation, de critiquer les décisions algorithmiques qu’on leur impose.
Le questionnement EBM exige, et c’est son inconvénient majeur, un travail considérable de la part du praticien qui doit, et nous parlons ici de la pratique de la médecine générale par un médecin généraliste (dont on sait que le champ est non bornable), être à jour de son expérience externe, améliorer son expérience interne et pratiquer une relation médecin malade pertinente.
Être à jour de son expérience externe (les dernières données de la science) en médecine générale suppose qu’une expérience externe existe en médecine générale. Or la recherche clinique, les essais contrôlés, sont dans la presque totale majorité des cas hors champ. Soit parce qu’il s’agit de « bobologie », soit parce qu’il s’agit de résultats de consultations sans diagnostics, soit parce que des situations fréquentes de consultation n’intéressent pas les chercheurs, soit parce que les patients consultant en médecine générale n’ont pas été inclus dans ces essais (en raison de leur âge, de leurs comorbidités, de leurs intolérances), soit, et c’est très fréquent également, parce que les résultats obtenus significatifs rapportés par la littérature sont biaisés, inadaptés ou non pertinents cliniquement. Les essais cliniques contrôlés dont certains en font le cœur de l’EBM, voire l’EBM à elle toute seule pour certains, sont menés par des industriels tentant de vendre leurs produits. Sans oublier, et les exemples sont nombreux, que les agences gouvernementales ne font pas toujours leur travail lors de la validation de molécules ou de matériels (conflits d’intérêts entre les firmes et les membres des agences).
J’insisterai beaucoup sur ce dernier point qui me paraît aussi être une des pierres d’achoppement cruciale de la pratique de l’EBM : la relation médecin malade (ce que l’on appelle souvent l’entretien singulier d’un terme ancien remontant à l’écrivain médecin aujourd’hui oublié Georges Duhamel). En effet, la pratique moderne de la médecine de consultation est soumise, comme depuis la nuit des temps et quelles que soient les latitudes, à l’image construite anthropologiquement et socialement de ce que le patient vient chercher en consultation (pour quelles raisons et dans quel but) et du type de réponses que le médecin est censé lui apporter (et pour quelles raisons). Le glissement progressif (et seulement apparent) du paternalisme vers le consumérisme sous nos climats n’est pas expliqué seulement par ce qu’on appelle les nouveaux moyens de communication et les réseaux sociaux car il s’est produit, bien avant leur émergence, dans les pays anglo-saxons en raison de l’idéologie libérale en général et du contexte juridique en particulier (les plaintes sont plus courantes de l’autre côté de l’Atlantique).
Le médecin généraliste et “son” patient (ou le patient et “son” médecin généraliste) n’ont jamais été seuls pendant la consultation en raison du poids de l’idéologie dominante dans chaque société mais ils sont désormais de plus en plus sous la surveillance de l’administration qui exige, de l’assurance maladie (et des mutuelles) qui rembourse et des agences qui valident. Le praticien pratiquant le questionnement EBM doit gérer l’arrogance médicale (l’asymétrie assumée de la relation) et le consumérisme (céder aux valeurs et préférences du patient pour des raisons “intéressées”) tout en respectant sa propre éthique. Il est donc nécessaire qu’il dispose d’outils adaptés pour informer le patient. Le développement de l’éducation thérapeutique2L’éducation thérapeutique du patient (ETP) « s’entend comme un processus de renforcement des capacités du malade et/ou de son entourage à prendre en charge l’affection qui le touche, sur la base d’actions intégrées au projet de soins. Elle vise à rendre le malade plus autonome par l’appropriation de savoirs et de compétences afin qu’il devienne l’acteur de son changement de comportement, à l’occasion d’évènements majeurs de la prise en charge (initiation du traitement, modification du traitement, événements intercurrents…) mais aussi plus généralement tout au long du projet de soins, avec l’objectif de disposer d’une qualité de vie acceptable par lui.» (Wikipedia) comme de l’entretien motivationnel3L’entretien motivationnel (EM) est une approche de la relation d’aide conceptualisée par William R. Miller et Stephen Rollnick à partir des années 1980. C’est un style de conversation collaboratif permettant de renforcer la motivation propre d’une personne et son engagement vers le changement. L’entretien est mené pour aider la personne dans l’exploration et la résolution de son ambivalence, par l’expression de ses motivations et le renforcement de ses capacités de changement. (Wikipedia) ont suscité des espoirs mais ces techniques ont montré leurs limites quand le praticien s’en servait, non pour informer de façon neutre ou pour favoriser une prise de décision partagée, mais pour imposer ses vues.
Ainsi, pour résumer, le questionnement EBM est une tâche « impossible » en médecine (et a fortiori en médecine générale) mais également une tâche indispensable, seule capable de respecter à la fois les données de la science et l’éthique du médecin dans le cadre de la relation morale que tout soignant doit tenter d’entretenir avec une personne qui vient lui demander de l’aide.
8 comments
Bonjour , j’utilise le schéma avec les internes en MG mais je le modifie en expliquant qu’à l’hopital la relation medecin-patient est encore descendante du medecin qui sait vers le patient qui ne sait pas et donc il s’agit d’une d’une décision médicale. Alors qu’en medecine generale, la relation medecin-patient basée sur l’écoute laisse de la place au patient et ainsi on peut arriver à une décision partagée. C’est indispensable , difficile mais pas impossible. Tout à fait d’accord pour dire qu’avec nos techniques d’écoute active nous ne sommes pas loin de la manipulation du patient à l’insu de son plein gré!
Je me permets de rebondir : s’il est possible (et probablement fréquent) qu’on observe une “position médicale haute” et “descendante” du médecin vers le patient à l’hôpital, ce n’est pas constitutif ni spécifique aux soins hospitaliers. Il existe beaucoup de situations mettant en jeu une relation médecin-patient équilibrée en médecine hospitalière, et on peut y appliquer les mêmes principes généraux qu’en ville (décision partagée, exploration des valeurs et préférences par exemple). Notons aussi que la position haute est également fortement présente en médecine de ville. Cessons d’opposer systématiquement les contextes de soin, et privilégions l’abandon des mauvaises pratiques.
J’ai travaillé deux ans dans une association de médecin de famille au Québec. Ils ont une approche de patient partenaire très intéressante ( https://ceppp.ca) et sont vraiment à l’initiative de plusieurs approches intéressantes dont “Choosing wisely” (“Choisir avec soin”) développé par le CMFC (Collège des Médecins de Famille du Canada)
Bonjour
Très intéressante mise en perspective du concept d’EBM dans le cadre de la médecine générale (les process) et de famille (les personnes). Le terme preuve en français ne me semble pas adéquat pour rendre evidence anglais. Preuve est un terme juridique qui a peu de place en médecine. Il n’y a pas de preuve en médecine, il n’y a que des probabilités. Nous arrivons parfois à faire baisser notre niveau d’incertitude. Personnellement je garde le français évidence qui contient suffisamment de subjectivité pour montrer la dichotomie entre process et personnes.
J’ai l’occasion depuis 3 ans de vérifier la traduction en français des Evidence Based Médical Guidelines publiées par les médecins généralistes finlandais (https://www.duodecim.fi/english/products/ebmg/) mises à disposition des MG belges (https://www.ebpnet.be/fr/) et diffusées aussi en France (voir le site https://www.ebmfrance.net/fr).
A cette occasion j’ai pu faire quelques remarques de fond, bien dans la ligne de l’article de Jean Claude Grange, qui sont colligées dans un rapport accessible ici https://orbi.uliege.be/handle/2268/252580
Cet article de Jean Claude Grange devrait être disponible en anglais pour le partager avec nos collègues non seulement finlandais mais aussi de toutes les langues dans lesquelles les EBMguidelines sont traduites.
Amicalement.
Marc.jamoulle@gmail.com
Merci
Je ne parlerai pas de MG pour laquelle je ne connais rien. Même si je veux bien comprendre que les données externes sont modestes, et que l’avènement des DMG n’y changera à mon avis rien
L’EBM est en effet un voeu pieu, une utopie
Car les trois composantes sont soit viciées pour les preuves, soit pour le moins fragile (pour éviter la shitstorm) pour la composante “patient”
Les données externes sont grandement inutilisables car non fiables, quelle que soit la raison de la non-fiabilité
Les données internes…ne le sont pas non plus, si j’en juge par ce que je connais bien, c a d ce que j’ai pu voir des tenants de l’homéopathie et autres fakemeds, et des prescriptions olé olé que je continue à voir dans le cadre du covid même en mai 2021. Et même le plus sage des praticiens sera touhjours soumis, même s’il s’en défend, à ses biais. Peut etre pour cela que l’on voit des gens très “respectables” finir par sortir une grosse anerie à un moment. A mon niveau, le principal apport de mes données internes…et de pouvoir juger de la pertinence des données externes que l’on me soumet
Enfin les voeux du patient…Là encore la crise COVID a fait eclater la fragilité de cette composante…
Bref…demerdez vous
Merci pour ces commentaires.
Ils sont d’un grand pessimisme bien que je sois d’accord avec le fait que l’EBM puisse n’être qu’un voeu pieux.
Les réanimateurs ont sans doute une position à part dans la mesure où leur exercice est one-shot même si le shot peut être très long. Cette vision transversale aiguë (le pronostic vital est très souvent en jeu) biaise les principes de l’EBM et, en même temps, pourrait les rendre encore plus indispensables.
Je m’explique : les données externes sont effectivement peu fiables en raison de la qualité des études (biais, liens d’intérêts, chapelles) mais il n’y a pas que des molécules il y a aussi des procédures. Ces procédures manquent-elles d’études contrôlées parce qu’elles ne peuvent pas être financées par l’industrie ? Ces procédures ne mériteraient-elles pas des essais académiques ? Pourquoi ne sont-ils pas faits ?
Tu ne peux pas dire que les données externes ne te servent qu’à les vérifier : c’est l’inverse des essais, c’est un retour à la médecine “ça marche parce que je le fais” ou Eminence Based Medicine.
Quant à l’expertise interne, insinues-tu qu’en réanimation il y a des partisans de l’homéopathie ? L’expertise interne est liée, quelle que soit la spécialité, à la lecture critique de la littérature, aux moyens matériels et humains alloués aux équipes de soins, et à la formation et à l’intelligence pratique, sans compter l’intuition du soignant…
Enfin, pour les patients, en réanimation il me semble clair, mais je peux me tromper, que les valeurs et préférences du patient (et souvent de la famille) sont primordiales.
En résumé, que des gens pertinents et informés comme toi, affirment que l’EBM, c’est impossible, cela permet aux médiocres, à ceux qui ne lisent jamais la littérature, à ceux pour qui l’évolution des connaissances ne leur fait ni chaud ni froid, à ceux qui préfèrent un dîner-ébat à une étude de qualité, de garder le pouvoir.
Bonne journée.
Merci !
Mon opinion de patient : l’ebm est fortement biaisée par le fait que les médecins (surtout hospitaliers) ne voient qu’une faible proportion des patients malades ce qui les conduit à fortement surestimer l’efficacité éventuelle de leurs traitements par rapport au “rien faire et attendre que ça passe”.
Mais je pense de façon générale que nous sommes beaucoup trop interventionnistes, sur tous les sujets, qu’ils soient politiques, médicaux, environnementaux ou autres simplement parce qu’il est plus rentable dans l’opinion de crier qu’il faut agir que d’attendre que ça se calme.
Vous écrivez : ” Or la recherche clinique, les essais contrôlés, sont dans la presque totale majorité des cas hors champ. ( … ), soit parce que des situations fréquentes de consultation n’intéressent pas les chercheurs,”
Existe-t-il svp un recensement, une liste de ces situations fréquentes en MG et ne faisant pas l’objet de recherches cliniques, de pistes de recherche réclamées par les MG ?