Article adapté d’un thread Twitter – en savoir plus
Entretien avec Ioannidis. Passionnant. Je transcris ici les idées formulées pendant 1h d’entretien.
Ray Moynihan journaliste et chercheur australien, auteur du livre «Selling Sickness», a fait une série d’interviews de personnalités marquantes et critiques de la médecine. Dans celle-ci il interviewe John Ioannidis
John Ioannidis est lui-même un chercheur gréco-américain, formé à Harvard et professeur à Standford profiles.stanford.edu/john-ioannidis. Il fait, entre autres, de la méta-recherche, c’est-à-dire de la recherche sur la recherche.
Il s’est fait connaître notamment par un article publié en 2005 et intitulé «Why Most Published Research Findings Are False». Cet article fut un grand coup de pied dans la fourmilière de la recherche. Et est l’un des articles les plus cités et les plus lus par les médecins et chercheurs http://journals.plos.org/plosmedicine/article?id=10.1371/journal.pmed.0020124 .
Il provoqua une certaine prise de conscience dans le monde de la recherche clinique mais ne réussit pas à infléchir les orientations de la recherche médicale vers toujours plus de hype et de gaspillage. Ioannidis est aussi un très bon vulgarisateur et a beaucoup d’humour.
Je retranscris l’essentiel de cette interview fondamentale pour comprendre l’état actuel de la médecine et de la recherche médicale. Mes commentaires seront entre []
Sur la recherche. JI confirme ce qu’il affirmait il y a 13 ans : la majeure partie de la recherche est fausse. Pourquoi ? Parce que parmi les parties prenantes dans la recherche beaucoup ont intérêt à détourner l’EBM à leur propre profit.
Qu’est-ce que l’EBM ? : «L’EBM est un effort pour combiner le meilleur niveau possible de preuve avec une approche individualisée du patient et avec le jugement clinique du médecin en interaction avec ce patient.»
«Dans l’EBM il y a ces deux composantes, une approche systématisée des preuves externes de la littérature scientifique, de la science, des produits de la recherche et d’un autre côté il y a la rencontre du médecin et du patient qui peut être différente dans chaque cas.»
Sur l’utilisation de l’EBM dans la recherche : l’EBM a été détournée dans la recherche car parmi les parties prenantes en présence, beaucoup ont intérêt à ce qu’elle soit détournée jclinepi.com/article/S0895-… [paywall]
Ce qui se pratique dans les milieux académiques ce n’est pas de l’EBM mais plutôt de l’«EMINENCE BASED MEDICINE», c’est-à-dire l’argument d’autorité des plus titrés qui sont toujours réputés avoir naturellement raison.
De quelle manière peut-on détourner la recherche ? De plusieurs manières. D’abord la grande majorité des études de recherche clinique est financée par l’industrie pharmaceutique. Elles répondent donc à leurs objectifs qui sont de devenir leaders de leur marché.
Au regard des critères de qualité formels les études financées par l’industrie pharmaceutique sont, en général, qualitativement supérieures aux études indépendantes [elles cochent les cases des critères qualité].
En revanche, elles utilisent d’autres moyens, plus subtils, non détectés par ces critères qualité, pour parvenir aux résultats voulus. Cela va passer par le choix de la population étudiée, par exemple, non représentative de la population cible
Cela peut se traduire dans le choix des critères de jugement, par l’utilisation de critères subsidiaires [quasi systématique pour l’évaluation de molécules présentées comme des progrès majeurs] et pourtant notoirement inadaptés
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01865829/document
Ou encore, par l’utilisation de critères composites qu’on peut facilement manipuler. Ce ne sont que quelques exemples.
Les conflits d’intérêts des chercheurs sont aussi un facteur important expliquant les biais des études.
Cela ne signifie pas que TOUTE la recherche soit fausse ou que l’EBM soit intrinsèquement inadaptée d’après JI. Car si toutes les conditions sont réunies, si l’étude est menée avec rigueur, randomisée, avec des groupes adaptés à l’objectif clinique et à la population cible, avec des critères de jugement pertinents, et sans conflits d’intérêts, les études donnent alors des résultats fiables.
En ce qui concerne les chercheurs c’est une question d’INCITATION : si on incite les chercheurs à produire beaucoup d’études de faible qualité, c’est ce qu’ils feront. Mais si on les incite à produire des études rigoureuses et de qualité ils le feront aussi.
Il n’y a pas que la question de la qualité, il y a la question de la PERTINENCE de la recherche et des questions posées qui détermine son UTILITÉ pour la santé publique et pour les patients.
Or les orientations de la recherche répondent très souvent à des questions qui n’ont pas d’intérêt pour la santé publique et pour les patients, voire à des questions qui sont inventées de toutes pièces par les laboratoires pharmaceutiques (disease mongering)
Par exemple, si on observe l’ensemble des métanalyses Cochrane, on se rend compte qu’on ne dispose, la plupart du temps, que d’études de faible qualité et niveau de preuve pour répondre à des questions importantes, celles qui comptent pour les patients.
Du point de vue de l’ORGANISATION DE LA RECHERCHE. Actuellement les gouvernements [nous, les contribuables] dépensent beaucoup d’argent [des milliards] pour faire de la recherche TRANSLATIONNELLE à partir de la recherche fondamentale menée également par le secteur public.
La recherche translationnelle vise à traduire la recherche fondamentale pour lui trouver des applications. En médecine ce sera trouver des thérapies et des cibles pour ces thérapies à partir des connaissances acquises grâce à la recherche fondamentale. Ensuite on demande aux laboratoires pharmaceutiques de développer ces thérapies et de les évaluer. Cela conduit à la tentation de tricher et à l’inflation des moyens et services marketing des laboratoires au détriment de la recherche.
Pour JI on devrait faire l’inverse : les laboratoires devraient s’occuper de la recherche translationnelle. Puis des chercheurs indépendants, avec des moyens publics, devraient évaluer l’efficacité des thérapies mises au point. Cela éviterait, entre autres, que les laboratoires dictent leur propre agenda à l’ensemble du système de santé sans prendre en compte les besoins réels.
Les médias jouent aussi un rôle dans les orientations de la recherche et de la santé publique en adoptant une approche promotionnelle de la science dans le but d’attirer des lecteurs. Ils pourraient pourtant contribuer à diffuser la culture scientifique.
Sur la GÉNOMIQUE (tests génétiques à visée prédictive), scepticisme de JI. Ce n’est pas un outil intéressant en routine dans la mesure où, à part les maladies, rares, où il y a une très forte composante génétique, les tests génétiques n’apportent pas grand-chose aux patients.
Le danger provient aussi la massification et de la multiplication des tests en général destinés à des personnes qui ne se plaignent de rien. Si des milliers de tests sont disponibles, il est statistiquement plus probable de trouver des anomalies non pertinentes cliniquement. Et donc de multiplier les examens et interventions inutiles mais potentiellement nuisibles.
JI recommande donc la plus grande prudence sur ces tests et dépistages effectués chez des personnes en bonne santé et estime que leur utilité est plutôt l’exception que la règle.
Sur la MÉDECINE DE PRÉCISION, JI aime bien le concept qui se rapproche des objectifs de l’EBM d’individualisation des traitements. Mais après avoir fait des recherches sur le sujet il estime que cela conduit à une impasse et à des dépenses disproportionnées pour des bénéfices marginaux.
En effet, d’une part l’évaluation d’une thérapie individualisée s’avère très difficile pour ne pas dire impossible car pour évaluer quelque chose il faut pouvoir le comparer. Et les bénéfices à attendre concerneront, dans le meilleur des cas, un faible nombre de personnes.
Pourtant, sous la pression des laboratoires pharmaceutiques, des dizaines de milliards sont investis dans ce type de recherche représentant de 50 à 70% des sommes investies actuellement dans la recherche médicale, y compris des fonds publics.
[paywall]
Or, une fois que des laboratoires de recherche ont été montés, que des chercheurs y travaillent, on ne peut pas leur dire du jour au lendemain : «rentrez chez vous, ce que vous faites n’a pas d’intérêt, allez faire autre chose».
Sous le prétexte de la médecine de précision , il y a aussi une poussée pour DÉRÉGULER l’évaluation des médicaments car on argumente sur les fait que les essais randomisés ne seraient pas adaptés à ce type d’approche.
Là-dessus, JI met en garde et dit que se passer des ECR nous ferait régresser au début du XX siècle et laisserait le champ libre aux charlatans [avec des conséquences beaucoup plus graves car ces charlatans peuvent maintenant diffuser leurs thérapies à des dizaines de millions de personnes].
Pour JI LA SCIENCE ce n’est pas strass et paillettes, promesses d’immortalité etc et n’a rien à voir avec le hype actuel. La science tente de décrire une réalité complexe et la réalité étant complexe il faut que nous soyons exigeants pour être fiables et crédibles.
Il prône la diffusion de la culture scientifique dès l’école élémentaire mais pas simplement comme un objet de curiosité, mais comme des connaissances susceptibles de nous protéger de ce qui nous menace.
En effet, JI malgré son humour, est préoccupé et alarmiste.
Pour conclure je traduis directement ses propos :
«Il y a une sous utilisation et surutilisation de la médecine. Mais clairement, dans les pays développés et en particulier aux USA, il y a une telle surutilisation et un tel gaspillage que la médecine et les soins deviennent un danger majeur pour la santé. Il est possible que notre société arrive à se désintégrer simplement parce que nous dépensons trop dans des soins qui sont fondés sur un niveau de preuves très insuffisant ou même pour lesquels il existe, parfois, des preuves que ces procédures ou médicaments sont inutiles. C’est une menace majeure et quelque chose contre lequel tous ceux qui sont investis dans la santé devraient se battre. Je pense qu’à un certain point nous avons besoin de combattre la médecine parce qu’elle devient vraiment dangereuse.»
Twitter est un réseau social qui permet à l’utilisateur d’envoyer des messages courts (tweets) n’excédant pas 280 caractères (ce qui explique l’emploi fréquent d’abréviations). Un thread Twitter est une série de tweets qui se succèdent, émis par un même auteur pour former un contenu plus long. L’auteur peut d’ailleurs numéroter chaque tweet pour les ordonner. Cet article est une reprise sous format blog d’un thread Twitter dont voici l’origine :
1 comment
Lu 3 ans après dans la perspective de la crise du covid, c’est très éclairant !